James Tobin: un économiste américain à contre-courant

Propos recueillis par Sophie Boukhari, Ethirajan Anbarasan et John Kohut.

photo
James Tobin












Nous devrions consacrer une bonne partie de notre énergie, de nos passions, de notre intelligence, à trouver des moyens de réduire les inégalités, aussi bien dans chaque pays qu’entre les pays












Tobin ou le libéralisme à visage humain

James Tobin ne s’économise pas. A 80 ans, ce Nobel américain n’a pas renoncé à sa table de travail. Il a gardé un bureau à l’Université de Yale, après y avoir enseigné de 1950 à 1988. C’est là que cet infatigable chercheur, doublé d’un vulgarisateur hors-pair, continue à donner des interviews et à écrire — il est l’auteur de 16 ouvrages et de plus de 400 articles.
Dans les quelques pages d’autobiographie qu’il a rédigées pour la fondation Nobel, il explique sa passion pour l’économie. «Le sujet était et reste intellectuellement fascinant et stimulant, surtout pour ceux qui ont un goût et un talent particuliers pour le raisonnement théorique et l’analyse quantitative.» C’est à ses yeux le moyen d’améliorer les conditions de vie des habitants de la planète. Son environnement familial — une mère qui se consacre au travail social, un père journaliste et anticonformiste — ont sans doute aussi largement contribué à orienter ses choix.
Cet enfant de l’Illinois a également été marqué par la «Grande Dépression» et les «échecs lamentables des économies capitalistes», responsables d’une vague mondiale de désastres politiques et sociaux. Mais aussi dévastatrice fût-elle, cette catastrophe internationale a permis de remettre en question les dogmes de l’orthodoxie économique. C’est dans ce contexte d’intense bouillonnement intellectuel que l’étudiant boursier de Harvard a découvert et adopté les théories de Keynes, en 1936.
Partisan d’un libéralisme à visage humain, il n’a depuis lors jamais cessé de défendre le rôle de l’Etat dans l’économie et les ajustements fiscaux et budgétaires. Durant les années 50 et 60, il prend la tête de la résistance contre la croisade monétariste menée par un autre Nobel d’économie, Milton Friedman. Résolument ancré dans le camp démocrate, il est conseiller du président Kennedy en 1961-62. Vingt ans plus tard, il monte au créneau contre la politique de Reagan (baisse des impôts et réduction de l’inflation), largement inspirée du monétarisme de Friedman.
Dès le début des années 70, il met en garde contre le développement de la spéculation privée sur les marchés financiers, qui mine l’autonomie des politiques monétaires nationales. Pour dissuader les spéculateurs, il propose en 1978 d’instaurer une taxe internationale sur les transactions en devises au comptant. C’est la fameuse taxe Tobin, chère aux intellectuels de gauche, en particulier en Europe.
Mais ce n’est pas pour sa taxe que l’Académie suédoise le distingue en 1981. En lui attribuant le Nobel, elle rend hommage à ses travaux sur l’offre de monnaie et à sa «théorie sur le choix des porte-feuilles» (portfolio selection theory). Celle-ci permet de comprendre comment les ménages et les entreprises décident d’investir dans des actifs financiers ou réels et de s’endetter. De manière plus générale, les théories de Tobin ont influencé toute une génération de chercheurs et stimulé la recherche sur l’analyse de la balance des paiements et de la croissance économique.

















photo
En Thaïlande, des tee-shirts marqués «anciens riches» se vendent comme des petits pains.




















Une taxe controversée

En 1972, James Tobin proposait la création d’une taxe internationale de faible taux (0,1% à 0,5%) sur les transactions en devises au comptant. Objectif: éviter les tumultueuses fluctuations économiques et financières provoquées par l’augmentation croissante des flux de capitaux à visée spéculative et protéger les politiques nationales de la dictature des marchés.
Cette taxe, précise le Nobel, pénaliserait les opérations financières à court terme et ralentirait donc les mouvements de capitaux spéculatifs, comme ceux qui ont provoqué l’embellie puis l’effondrement des marchés asiatiques au cours de la dernière décennie. La «taxe Tobin», insiste son inventeur, ne serait en revanche pas assez élevée pour freiner le commerce international des marchandises ou les investissements productifs à long terme.
Certains experts estiment cependant que la taxe serait impossible à gérer: il faudrait que tous les pays, sans exception, la fassent appliquer, ce qui supposerait une harmonisation fiscale mondiale sans précédent.

















Avec la libéralisation totale et prématurée des marchés financiers, l’Etat se trouve privé des moyens de contrôle et des restrictions dont il a besoin pour limiter la vitesse ou le volume des mouvements de capitaux sur sa monnaie















photo
Une Thaïlandaise en manque d’argent frais vend ses bijoux.

A l’heure de la mondialisation et de la dérégulation, ce prix Nobel d’économie continue de défendre «sa» taxe sur les transactions financières pour prévenir les crises internationales. Et venir en aide aux pays du Sud en difficulté.

Vous avez dit un jour qu’étudier l’économie donnait de l’espoir et qu’une compréhension plus fine de ses mécanismes pouvait améliorer le sort de l’humanité. Les économistes sont-ils parvenus, selon vous, à servir toute l’humanité, ou en ont-ils aidé certains plus que d’autres?
Certains économistes ont aidé certaines personnes plus que d’autres, c’est évident. Mais globalement oui, je crois que les économistes ont amélioré le sort de l’humanité, même si nous ne l’avons pas fait autant que je pouvais l’espérer.
J’ai commencé à étudier l’économie pendant la grande crise des années 30. Le monde était dans une très mauvaise passe: 25% de chômeurs aux Etats-Unis, 15% à 20% en France — le chaos complet. L’effondrement de l’économie mondiale a eu des effets clairs et nets sur la scène politique internationale: l’ascension de Hitler a été directement liée à la dépression économique allemande.
Tout étudiant qui ouvrait les yeux et lisait les journaux se préoccupait forcément d’économie. Il pouvait faire un rapprochement entre l’effondrement économique mondial et les menaces pesant partout sur la paix, à travers le fascisme, le nazisme, etc. Dans la mesure où, pendant les années 30, nous avons appris comment éviter de nouvelles grandes crises, nous avons peut-être réduit du même coup les risques de voir se reproduire les horreurs de l’époque. Nous avons compris pourquoi il y avait eu une grande dépression, et quelles politiques monétaire et fiscale appliquer pour lprévenir de nouvelles crises.

Selon des organisations internationales comme le P
NUD (Programme des Nations unies pour le développement), les inégalités se creusent, tant au sein de chaque pays qu’entre les pays. Pourquoi à votre avis? Est-ce parce que les économistes se sont surtout intéressés à la production des richesses et beaucoup moins à leur répartition?
Cette accusation me paraît injuste. Prenons l’exemple du dispositif de protection sociale de la France et même de toute l’Europe: les économistes ont largement contribué à le mettre en place, à l’organiser. Nous n’avions pas ces choses-là quand j’étais jeune. Aux Etats-Unis, le système d’assurance sociale n’a été créé qu’en 1936, pendant la grande crise, et la prise en charge de certaines dépenses de santé n’a commencé qu’après la Seconde Guerre mondiale. Beaucoup de ces nouveautés ont été préconisées et mises en œuvre par des économistes.

Pourquoi les inégalités continuent-elles à s’accroître sur le plan national et international?
C’est une question vraiment complexe. Nous devrions consacrer une bonne partie de notre énergie, de nos passions, de notre intelligence, à trouver des moyens de réduire les inégalités, aussi bien dans chaque pays qu’entre les pays.
Les économistes ne se sont pas désintéressés du problème. La Banque mondiale, par exemple, a été fondée en 1945 afin de faire avancer les choses sur ce plan-là. Pour réduire les inégalités, il faut imposer les personnes qui ont gagné de hauts revenus sur les marchés, afin d’améliorer le niveau de vie de ceux qui ont moins gagné. Tels sont les grands enjeux de la politique économique, de la politique sociale et de la politique tout court. Quel niveau de prélèvement fiscal? Quelle dose de transfert des revenus aux plus défavorisés? Fiscalité et transferts constituent un gros problème politique.
A une plus grande échelle, les mêmes questions se posent pour les nations, entre les populations de certaines parties du monde et les autres. Si l’on voulait vraiment réduire les inégalités au niveau planétaire, je suppose qu’on envisagerait de faire sauter toutes les barrières à l’immigration, pour que chacun puisse aller chercher où bon lui semble un emploi mieux rétribué. Mettre cette idée en pratique est un autre gros problème politique, sans aucun doute.

Depuis 1971, vous répétez que les Etats ont besoin de garder un minimum de contrôle sur leur politique monétaire nationale. L’ont-ils totalement perdu avec la mondialisation?
La mondialisation des marchés financiers, c’est un fait, a réduit les moyens de contrôles dont disposent les Etats pour gérer leur politique monétaire. Il y a toujours eu une contrainte en la matière depuis qu’on a commencé à libéraliser le système de Bretton Woods établi en 1945. Mais l’évolution s’est considérablement accélérée ces dernières années. Elle limite réellement, en particulier pour les petits pays comme ceux de l’Asie de l’Est, la possibilité de fixer une politique monétaire nationale.

Avec des marchés financiers mondialisés, comment un Etat peut-il préserver son autonomie monétaire?
Eh bien, il doit avoir un certain contrôle, pour ralentir les flux entrants et sortants de devises étrangères, et limiter les dégâts que peut causer à toute son économie la convertibilité de sa monnaie.
Que s’est-il passé dans les pays d’Asie de l’Est? Certaines de leurs banques, celles de Corée du Sud par exemple, empruntaient aux banques de New York, de Tokyo et de Londres. Elles le faisaient à très court terme: une ou deux semaines. Les créanciers, à savoir les grandes banques, pouvaient donc décider chaque semaine ou tous les 15 jours de renouveler les prêts ou non. Voilà donc la banque coréenne obligée un jour de rembourser la banque new-yorkaise, et en dollars qui plus est. Où va-t-elle trouver ces dollars? Elle va prendre une certaine quantité de wons, la monnaie coréenne, les apporter à la Banque centrale de Corée, et lui dire: «Vous vous êtes engagée à nous donner tant de dollars par won. Voici mes wons. Je veux ce que vous avez promis en échange.» Alors, les réserves de devises du pays, que détient la Banque centrale, s’évaporent au fur et à mesure que les banques remboursent leurs prêts. Les réserves y passent peu à peu. Et lorsqu’elles diminuent à ce rythme, il faut dévaluer la monnaie. C’est ce qui s’est produit.
Si la Corée du Sud avait eu, par exemple, une loi interdisant à ses banques d’emprunter à court terme en devises fortes — sauf si leur dette était couverte par des actifs à court terme équivalents —, elle aurait été protégée. Elle aurait dû prendre cette petite précaution lorsqu’elle a ouvert son système bancaire et son marché des changes à la mondialisation.
Il existe un certain nombre de moyens qui permettent à ces pays de se prémunir. Instaurer une taxe sur les transactions de change en est un.

Cela nous amène à ce qu’on appelle la taxe Tobin. Pouvez-vous nous expliquer brièvement ce que c’est, et comment elle fonctionnerait?
Les transactions sur les marchés des changes représentent 1 300 milliards de dollars par jour. Elles seraient taxées à un taux très faible, disons 0,1% par dollar pour chaque transaction. La taxe serait levée par chaque pays sur les deux transactions effectuées sur son territoire (l’aller dans une devise et le retour dans la monnaie d’origine), et serait collectée par son administration fiscale.
Ceux qui voudraient effectuer un très grand nombre d’opérations de change tous les jours, toutes les semaines, devraient payer la taxe un très grand nombre de fois. Ils en seraient donc dissuadés par l’existence même de cet impôt.

Le monde serait-il différent aujourd’hui si votre taxe existait depuis les années 70? L’Asie aurait-elle connu cette extraordinaire croissance, en partie alimentée par des investissements et des entrées de capitaux dans ces pays? Y aurait-il eu, avec votre taxe, une crise financière asiatique?
Sur les 1 300 milliards de dollars échangés chaque jour, très peu sont liées à des capitaux productifs, ceux qui viennnent de l’épargne d’un pays et vont s’investir dans un autre. Aujourd’hui, le monde développé transfère dans les pays en développement environ 200 milliards de dollars par an. La plupart des transactions des marchés des changes n’ont donc aucun lien direct avec les flux d’investissement souhaitables, c’est-à-dire du capital productif allant des pays développés vers les pays en développement.
En Chine, il n’y a pas de convertibilité, sauf pour les devises chinoises gagnées par des étrangers dans leurs échanges commerciaux avec la Chine. On ne peut pas changer la monnaie chinoise en dollars, en francs, en yens, pour simplement transférer par-ci, par-là des fonds purement financiers. Il y a un contrôle des changes strict, qui ressemble tout à fait à celui qu’avait la France dans l’immédiat après-guerre, en 1945-1946. La France a d’ailleurs gardé un contrôle des changes, sous une forme ou sous une autre, jusqu’au milieu des années 80. Donc, la Chine reçoit quantité d’investissements directs étrangers sans convertibilité des capitaux d’une monnaie à une autre. La convertibilité d’une monnaie n’est pas une chose essentielle.
Le gros des investissements des pays développés vers les pays en développement ne devrait pas être affecté de manière significative par la taxe Tobin. L’avantage de ce dispositif, c’est qu’il est indolore pour les investissements à long terme. Si, dans le cadre d’un «aller-retour» de 20 ans, vous envoyez du capital-actions dans un pays en développement, de France au Vietnam par exemple, et que vous ne récupérez l’argent que 20 ans plus tard, vous payez 0,1% à l’aller et 0,1% au retour. Lorsque vous aurez à décider de vous lancer ou non dans cet investissement, cette taxe n’aura aucune incidence sur vos calculs. Seules les opérations de change à très court terme seraient découragées.

Donc, la taxe Tobin aurait-elle vraiment empêché une crise asiatique?
Il est certain qu’il faut des réformes dans le système bancaire et les marchés boursiers de ces pays. L’autre grande erreur, plus grave peut-être que celles déjà évoquées, c’est la pratique du taux de change fixe. Sans lui, il n’y aurait pas de crise monétaire, parce que le taux de change fixe, c’est l’engagement de la Banque centrale du pays de payer un nombre précis, disons, de dollars, de yens, d’euros, ou d’un panier de devises, en contrepartie de la monnaie locale. Si les déposants viennent tous en demander et qu’il n’y en a plus, la Banque doit fermer et c’est la crise.

A la lumière de la récente crise, beaucoup de pays d’Asie estiment qu’ils ont perdu leur pouvoir, que l’équilibre des forces entre l’Etat et le marché s’est déplacé. Qu’en pensez-vous?
Je pense qu’ils ont en grande partie raison. Avec la libéralisation totale et prématurée des marchés financiers, l’Etat se trouve, à mon avis, privé des moyens de contrôle et des restrictions dont il a besoin pour limiter la vitesse ou le volume des mouvements de capitaux sur sa monnaie.

Allons-nous continuer à connaître de graves crises financières? Apprenons-nous quelque chose de nos erreurs?
Une crise financière n’est pas inévitable. Nous allons probablement tirer les leçons de nos erreurs. Au moins les pays asiatiques ne tenteront-ils plus de défendre un taux de change fixe par rapport au dollar et au yen. La fréquence des crises s’en trouvera sûrement diminuée.
Dans notre histoire, les crises financières internationales sont légions. Je ne suis pas sûr qu’il soit juste de dire qu’elles sont plus fréquentes aujourd’hui. Beaucoup d’investisseurs de pays développés ont placé de l’argent dans les pays où des crises se sont produites. Ceux d’Asie de l’Est, en particulier, ont connu une croissance accélérée, presque miraculeuse, pendant deux ou trois décennies, et ils ont gravi des échelons dans l’ordre hiérarchique des Etats et des économies. Ils ont maintenant, comme les Américains et les Européens, de nombreux dispositifs modernes — bourse des valeurs, marché obligataire, etc. Leurs niveaux de richesse et de revenu ont beaucoup augmenté. Ils ont tissé des liens bien plus étroits avec les établissements financiers des grands pays. Le choc a donc été plus fort lorsqu’ils n’ont pu tenir leur engagement de rembourser les banques américaines et japonaises en dollars.

Pensez-vous qu’il y ait une chance pour qu’une taxe Tobin soit un jour mise en œuvre? En France, un mouvement s’est constitué pour la promouvoir. Les personnalités politiques soutiennent cette idée quand ils sont dans l’opposition. Au pouvoir, ils n’en parlent plus.
Je ne suis pas optimiste. Je ne pense pas que la communauté financière, y compris les ministres des Finances et les Banques centrales des grands pays, voie un intérêt quelconque à ces taxes. Ils n’en veulent pas. Même si une personnalité au pouvoir tient des propos judicieux sur cet instrument, comme l’a fait François Mitterrand, l’idée ne passe pas au ministère des Finances. Ils ne marcheront pas, et le FMI non plus.
Les gens n’aiment pas être imposés. Ils pensent qu’il s’agit d’une interférence dans le marché libre.

Les mentalités n’ont-elles pas changé un tout petit peu?
Un tout petit peu: certaines prises de conscience, une certaine reconnaissance du problème aux dernières assemblées générales du FMI et de la Banque mondiale. On y a admis que la mondialisation et la libéralisation sont peut-être allées trop vite et trop loin. Mais il n’y a eu aucune proposition concrète pour y remédier. Disons que ces responsables se sont montrés, au moins, un petit peu plus ouverts à une réflexion sur des moyens de modérer les flux financiers actuels en devises. Je ne les ai jamais entendus mentionner la taxe. Ou une seule fois: le directeur général du FMI, Michel Camdessus, a dit qu’il ne voyait aucun mouvement de soutien en faveur d’une taxe internationale.

Va-t-on tenter de réglementer les flux de capitaux, pour aider à prévenir le type de crise auquel nous venons d’assister en Asie?
Je ne crois pas qu’il y aura une politique coordonnée au niveau international. Je pense néanmoins que le FMI et les gouvernements d’Amérique du Nord et d’Europe vont se montrer plus tolérants envers les pays en développement. Dans certains cas, le désaccord n’est probablement pas bien grand. Les systèmes bancaires de ces pays, par exemple, n’étaient pas prêts à participer aux marchés financiers internationaux. Ils n’étaient pas prêts parce qu’ils n’avaient pas les cadres institutionnels et juridiques qui, à nos yeux, vont de soi pour l’existence même d’un système bancaire. Prenez le marché des titres. Aux Etats-Unis, nous avons depuis les années 30 la Securities Exchange Commission, la commission des opérations de bourse. On ne peut pas vendre en bourse des actions et des obligations sans remettre à cette administration fédérale des informations complètes à leur sujet. Pourtant, beaucoup de nos firmes financières privées ont aidé à créer dans les pays en développement des bourses qui n’ont pas ces garde-fous. Ce sont des dispositifs vraiment essentiels, et ils ne les ont pas.
Il serait très raisonnable, pour la Thaïlande ou la Corée du Sud, de réglementer le volume des dettes en devises étrangères détenues non seulement par leurs banques, mais aussi par leurs entreprises. Le véritable objectif devrait être d’encourager celles-ci à attirer des investissements: ces capitaux ne provoqueront pas de crise monétaire.

Dans les crises financières, quel est le rôle d’institutions comme le Fonds monétaire international et la Banque mondiale? Comment voudriez-vous les voir opérer? Sont-elles en mesure, à elles seules, de traiter globalement de problèmes comme le redressement après une crise? Avons-nous besoin d’une autre institution financière, par exemple une Banque centrale mondiale?
J’estime que le FMI pourrait s’orienter vers un rôle de Banque centrale mondiale. Il se rapprocherait en cela de sa mission initiale. Cela veut dire qu’il fournirait des liquidités internationales aux pays en difficulté sans les traiter comme s’ils avaient commis un crime et devaient être punis en échange de secours. Une Banque centrale nationale, qui fait office de prêteur de dernier ressort pour les banques du pays, leur prête des fonds quand elles ont des problèmes de liquidité, sans les considérer comme des coupables. Et elle s’attend à être remboursée rapidement. Le FMI devrait avoir le même esprit. De fait, telle était la conception originelle du FMI. Tous les pays avaient au départ des droits de tirage assez généreux, qu’ils pouvaient utiliser à leur discrétion. Aujourd’hui, ces droits ne sont plus suffisants: le montant total des quotas de tous les pays réunis représente environ 150 milliards de dollars. Ce n’est rien pour une institution mondiale chargée de tout ce que le FMI est censé faire.
Pour la Banque mondiale, c’est différent. J’ai bien peur que, au cours des deux dernières années, le FMI n’ait commencé à prendre en charge ce qui incombait à la Banque mondiale. Les prescriptions du FMI aux pays d’Asie de l’Est, en principe pour les aider, ont porté sur des changements institutionnels fondamentaux, en vue d’une réforme à long terme de la structure de leur économie. C’était la mission de la Banque mondiale, pas du FMI.

Les économistes ont fait de grands progrès ces dernières années, mais n’ont pu prédire un événement aussi énorme que la crise asiatique. Pourquoi, en dépit de toutes les avancées de la science économique, est-on incapable de prévoir ce type de crise?
On ne peut pas faire de prédictions à propos des marchés financiers. Si l’on pouvait, la prédiction même déclencherait un ensemble de réactions pour faire des profits, qui supprimerait toute possibilité de gagner ainsi de l’argent. Dans les bourses, on agit par anticipations, par émotions, le tout n’étant absolument pas prévisibles.
Pourquoi les économistes ne peuvent pas prévoir les événements? Cette question me paraît vraiment injuste. Les météorologues en savent très long sur le climat mais leurs prévisions ne sont pas toujours exactes. Les médecins ont de vastes connaissances sur les maladies mais ils sont souvent déconcertés et impuissants face à elles. Nous ne sommes donc pas seuls dans nos insuffisances.

Pensez-vous que l’éducation, les sciences et la culture sont maintenant concernés par les mécanismes du marché? Doit-on s’en féliciter ou non?
Il est difficile de généraliser. Il a y effectivement eu un mouvement contre l’intervention de l’Etat dans le monde entier. Prenons les privatisations d’entreprises publiques par exemple. Dans bien des pays, un grand nombre d’entre elles n’étaient ni nécessaires ni particulièrement souhaitables.
Par ailleurs, aux Etats-Unis, quantité de gens — et l’un de nos partis politiques — sont contre l’utilisation de l’argent public pour la culture, mais aimeraient transférer les fonds publics de l’éducation nationale vers l’éducation privée, autrement dit subventionner les écoles privées. Une grande évolution s’est produite dans ce sens.

La jugez-vous positive?
Dans son esprit, non. Globalement, c’est de l’égoïsme à courte vue.